Les réflexions de Michelle Parent, metteure en scène et directrice artistique de Pirata Théâtre

L'Innommable 

Je pratique la mise en scène depuis 12 ans au sein de ma compagnie, Pirata Théâtre. Ma démarche a comme nécessité première de rassembler, dans la création et sur scène, des artistes ainsi que des non-professionnel.le.s, souvent des groupes de gens marginalisés dans le cadre de spectacles professionnels présentés dans des institutions (Théâtre Denise-Pelletier, Espace Libre, Aux Écuries, CNA, Périscope). Il y a 12 ans, j’avais l’impression d’œuvrer « entre les craques du plancher ». Les subventionneurs, les diffuseurs et moi-même ne savions pas vraiment comment nommer cette démarche, ni où la classer. J’aurais pu nommer ma compagnie « théâtre de la craque ». J’ai opté pour Pirata Théâtre. C’est ce qui se rapprochait le plus de ce que je voulais faire : pirater le théâtre avec le réel. Pirater le réel avec les outils du théâtre. C’était ma seule intuition de départ, je n’arrivais pas à la nommer autrement qu’en lui donnant un nom que je trouvais alors rebelle et poétique. Je ne savais pas ce que je cherchais dans cette idée d’inclusion de non-acteurs.trices, au-delà de questionner l’hermétisme du milieu des arts et « d’entendre ceux que nous n’entendons jamais ». 

Ce phénomène est maintenant présent dans notre dramaturgie : pas moins de 25 spectacles mettant en scène des non-acteurs.trices ont été présentés à Montréal ou Québec dans les cinq dernières années (2015-2020). Cet essor a donné lieu à toutes sortes de catégorisations : Théâtre citoyen, théâtre social, théâtre documentaire. Ces dernières ont souvent en commun d’inscrire la présence d’amateurs.trices dans des spectacles dont ils sont les sujets. C’est une avenue riche et nécessaire mais ce n’est pas ce que je fabrique. Ou encore, d’autres ont en commun de les   cadrer dans des fonctions figuratives, ce qui, à mon sens, les cantonne dans le projet communautaire: ce n’est donc pas ce que je fabrique non plus. 

Ambiguités

Les politiques de médiation culturelle mises en place au cours des dernières années, les visées, la valeur humaine qu’elles évoquent, ont sans doute transformé le paysage théâtral, le rendant plus ouvert, plus accessible, moins hiérarchisé, et c’est formidable. Les idées et les bénéfices découlant de ces politiques ont assurément participé au foisonnement des distributions hétérogènes qu’on connaît aujourd’hui. Mais elles ont également alimenté une ambiguïté concernant cet acte d’inclusion en le motivant principalement à l’extérieur de ses tenants artistiques, en dehors de son rôle au sein de l’œuvre en elle-même. Le justifier par une fonction sociale, humaine ou même disciplinaire nous empêche de le considérer en tant que véritable langage artistique. La vertu, la noblesse que l’on accorde à ces démarches les imperméabilisent souvent à la critique, à l’analyse et à leur échafaudage dans l’axe d’abord artistique. Comme si le projet «humanitaire» dépassait le projet «artistique». Or, c’est de cette teneur qu’il se revendique en prenant place dans les saisons théâtrales. N’est-ce pas donc sous cet angle qu’il devrait être appréhendé avant tout ? 

Un langage artistique et dramaturgique

C’est pourquoi je mène mes processus de création comme une véritable recherche qui prend le pari de considérer ces présences à travers leurs incidences sur l’œuvre, comme un langage artistique à part entière, de valeur égale aux autres langages de la scène. Ce que je fabrique dans cette avenue se passe surtout sur les plans esthétiques, formels et sur la structure de mes compositions. Les caractéristiques du groupe de non-acteurs.trices et la force d’évocation de ce qui les marginalise en société sont des éléments de composition qui servent un propos qui les dépasse : les spectacles ne sont pas «sur eux» mais sur «nous», sur des sujets qui nous concernent tous. Le choix de «qui» portera le spectacle en est un de conception, adopté en vue de la résonance qu’il donne au propos. Par exemple : la culture de l’euphorie perpétuelle incarnée par des personnes aux prises avec des dépendances (Les Bienheureux), la culture de la terreur par des personnes ayant un choc post traumatique (Le Sixième Sens), la crise de l’effondrement du vivant par de réels intervenants en suicide (100 secondes avant minuit).

Ébranler les conventions

Mon cheminement de metteure en scène dans cette niche particulière me confronte à des normes intouchées et presque intouchables de notre théâtre. La direction que je souhaite approfondir concerne des conventions théâtrales rarement re-questionnées tant elles sont désormais acquises.

L’une d’elle se résumerait par ce parti-pris selon lequel « l’acteur ou le performeur est une page blanche, qu’il disparaisse derrière son rôle ». Je renverse cette idée en travaillant à partir de la résonance dramaturgique de la réelle identité des performeurs.ses en scène. Le face à face avec, par exemple, de « vraies » personnes ayant un choc post traumatique modifie la réception des spectateurs.trices. Je m’intéresse à ce que les spectateurs.trices se racontent, au filtre de perception que cela crée. J’orchestre le parcours scénique pour que cette couche de sens supplémentaire exacerbe le propos du spectacle. J’essaie d’offrir au public une expérience qui est autre qu’intelligible. Le public perçoit à la fois ma mise en scène (ce que les performeurs.ses font, disent sur scène, dans quel dispositif ils.elles évoluent) et à la fois ce qu’eux-mêmes projettent sur les performeurs.ses (ses idées reçues, ses préjugés, ses sentiments reliés au fait d’être en présence du réel : empathie, solidarité, gêne aussi parfois). Une des bases de mon travail est d’abord de parvenir à créer un réseau de codes assez ouverts pour que le.la spectateur.trice ait l’espace pour se retrouver ainsi face à lui-même.elle-même, et de créer ensuite des ports d’attache pour qu’il.elle fasse des liens avec le propos.  Pour cela, je crée à partir de principes de composition de choralité, de chevauchement des discours, d’oppositions, de double-sens et de surimpression (souvent par le biais de la vidéo ou de trames audio). Tous, incarnant leur propre personne, dans le moment présent de la représentation et sans fiction sous-jacente, je suis aussi amenée à expérimenter des registres de jeu peu explorés : le non-jeu, le performatif, la non-psychologie.

L’inclusion de non-acteurs.trices ébranle les attentes quant aux habiletés des performeurs.ses dans une représentation professionnelle. Je dirige rigoureusement la précision des gestes, des paroles, je sollicite chez chacun.e une présence engagée de tous les instants, mais les différents degrés de maîtrise de la partition scénique, les différents niveaux d’aisance sur scène et les différentes qualités de technique vocale ou physique restent visibles et deviennent des choix de mise en scène. Par exemple, la voix chevrotante de l’un.e ou le piétinement incontrôlable de l’autre sont autant de matériaux qui peuvent donner une perspective nouvelle au propos si on les considère comme partie intégrante du casse-tête, comme matière, plutôt que comme une contrainte.

Enjeu éthique.

Souvent dans ce type de démarche : l'acte théâtrale donne l'impression d'être mis en oeuvre comme un acte de " Libération" des personnes marginalisés".  Mais cela reste une libération par rapport à aux codes dominants et aux standars de performances et même par rapport à la norme sociale en générale. Nombre de spectacle avec des non-acteurs  regorgent de scène où on voit les non-acteurs, être "libérés" de ce qui les handicapent. J'essaie d'être consciente de mes biais reliés au capacitisme ou au validisme, cela fait parti de mes limites éthiques. 

Montage

Je vois l’écriture de plateau comme un exercice de montage, comme un tressages entre les différents langages de la scène (textes, musique, danse, lumière, son, etc.) et l’harmonisation des présences. Mes mises en scène se construisent ainsi, à l’issue de processus de longue haleine (souvent deux ans), dans une constellation d’aller-retour entre l’imaginaire, la culture (images, musiques, textes, attitudes physiques) que les participants nous transmettent et la mise en forme de récurrences gestuelles, textuelles, visuelles. 

Je pense aussi que toutes ces entreprises élaborées dans mes mises en scène ont pour objectif de tromper le sensationnalisme, le voyeurisme ambiant. Cela me plaît de prendre au piège un.e spectateur.trice venu.e pour se faire raconter les problématiques des participant.e.s pour finalement le.la retrouver devant un œuvre qui parle de surconsommation (La Consolation). 

La présence palimpseste 

Pour revendiquer ma pratique d’un point de vue artistique, il m’importe de trouver une manière de la nommer. J’ai l’impression qu’il me faut inventer une catégorie, pour enfin sortir de « la craque ».  J’ai l’objectif d’écrire et de publier un récit de pratique autour de ce que j’appelle (pour moi-même) « la présence palimpseste ». Un palimpseste est un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, de sorte qu'on peut toujours y lire, par transparence, l'ancien sous le nouveau. On entendra donc au figuré, par « présence palimpseste », des mises en scène où les performeurs.ses sont mobilisé.es en tant qu’eux.elles-mêmes, mais dont la présence réelle réfère à plus grand qu’eux.elles, aux traces que notre époque laisse, en filigrane, sous toutes nos identités.